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  Prothèses duchampiennes

  [ Herman Parret ] *

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> Prothèses duchampiennes

> L’érotisme de précision de la machine

> Fragments de chair essentiels

> Indices fautifs et prothèse agonistique

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Indices fautifs et prothèse agonistique

L’art de Marcel Duchamp, c’est dire la sémio-érotique de Rrose Sélavy, est indiciel. Aucun objet de la nébuleuse duchampienne n’est symbolique ni iconique. Duchamp exalte l’enchaînement des différences infra-minces, la métonymisation des concepts, la contiguité des matières. Tout dynamisme créateur est placé sous le signe de l’empreinte, de la trace, du moulage. Méfiance de l’allégorie, du symbolisme. Le signifiant ne signifie pas par convention comme le langage "sérieux" et l’art à message ou l’art expressif, mais il signifie par la chance des associations. Ainsi signifient cette série ininterrompue de calembours duchampiens. L’art ne raconte rien, ne renvoie à rien, il syntagmatise le convexe et le concave, le plein et le creux, la verge et la vulve selon la topologie de l’infra-mince. Rien de symbolique, par conséquent, aucun renvoi à un signifié par un signifiant arbitraire. Rien d’iconique non plus puisqu’aucune ontologie de référents n’invite à la mimèsis. Il n’y a rien à représenter à la noble manera et avec le buon gusto de l’Art-majuscule puisque l’essentiel est readymade. Reste l’indice. L’art est l’empreinte de la vie: s’il y a distance entre art et vie, elle ne peut être qu’infra-mince. Comme Objet-dard est l’indice de Feuille de vigne femelle. L’art-minuscule de Duchamp est un champ d’indices. C’est sur le fonds du corps-corps que les fragments de chair essentiels s’indexicalisent réciproquement. Le geste artistique est une opération d’indexicalisation selon la topologie de l’infra-mince, et je voudrais illustrer, en guise de conclusion, trois stratégies duchampiennes d’indexicalisation: l’appropriation, la coupure, la prothèse, dans l’ordre d’une dramatisation croissante puisque la prothèse chez Duchamp, on le verra, pointe vers la mort.

On peut aller vite sur la stratégie d’appropriation du "readymade rectifié" qu’est L.H.O.O.Q. ("elle a chaud au cul"), de 1919, date vers laquelle Freud démontrait l’homosexualité de Leonardo. Profanation dadaiste ou pas, la Mona Lisa devient victime d’une appropriation. La transposition que Duchamp effectue fait transgresser le seuil de la proximité infra-mince du féminin et du masculin: conjunctio oppositorum par quelques traits de crayon, appropriation d’une oeuvre d’art parmi les plus sublimes par un Duchamp qui, déjà à cette époque du Grand Verre, est saisi par la topologie de l’infra-mince. L.H.O.O.Q. illustre une transposition qui indexicalise l’infra-mince sexuel, par conséquent le corps essentiel.

Stratégie d’indexicalisation plus dramatique, celle de la coupure. Vingt Boîtes en valise de 1946 contiennent le Paysage fautif , et huit autres cette constellation sans titre de poils coupés. Coupure au sens litéral du terme: des poils de la tête, d’en dessous des aisselles et des poils pubiens sont collés sur un rectangle de plastique. Cette composition suggestive sert d’indice du corps féminin. Paysage fautif est un rectangle de toile noire, décolorée partiellement par les restes séchés de sperme. Ce "paysage" étrange a pris de belles couleurs oxydées, et elle ne représente pas une "faute" plus grave que celle d’une masturbation dans le jeu érotique. Coupure des poils, jet de sperme, autre stratégie d’indexicalisation pointant vers le corps essentiel.

Stratégie d’indexicalisation sans doute culminante, celle de la prothèse puisque l’infra-mince règle ici maximalement la topologie signifiante. With my tongue in my cheek (1959) est une expression idiomatique en anglais qui signifie que l’on parle sans l’intention d’être vraiment sincère. L’humour, voire l’ironie, ne peut masquer le statut agonistique de cet autoportrait. Autoportrait en effet d’un homme de soixante-douze ans, bas-relief fabriqué de plâtre sur papier avec dessin en crayon, monté sur du bois. Plâtre encore de la prothèse comme le plâtre de la Feuille de vigne femelle, de l’Objet-dard et du Coin de chasteté. Duchamp met littéralement la langue dans la joue et il la fait ainsi gonfler. Le plâtre est un moule qui remplit la joue creuse du vieil homme et lui donne un relief exagéré. Il s’agit bien d’un masque funéraire mais l’oeil ouvert - qui n’aurait pas pu être plâtré - marque encore la vie bien que le regard soit fossilisé. L’apparence est mortuaire, également dans l’absence de couleur, marche vers la mort d’un toujours vivant. La prothèse en plâtre génère une double signifiance. D’une part, elle remplit un manque, l’absence de joue, l’absence d’un corps en vie, mais, d’autre part, par sa blancheur elle semble "manger" la vie en progressant tentaculairement jusqu’à ce que toute la tête soit plâtrée, jusqu’à ce que le masque funéraire soit complet. La prothèse préserve l’illusion de vie à travers l’image de la mort. Par conséquent, est figuré ici le seuil de la vie devant la mort, l’empreinte de la mort dans la vie, le moulage inexorable de la vie par la mort. L’écart vie-mort est infra-mince. On est en plein dans la sémio-érotique duchampienne, sans doute dans sa culmination. La progression agonistique gagne et la prothétisation se complète. Duchamp supervise une année avant sa mort, au printemps 1967, l’assemblage d’un masque funéraire en bronze soutenu par un bras implanté dans un fragment de son jeu d’échecs favori. Le sculpteur Alfred Wolkenberg avait moulé le visage et le bras droit de Duchamp à cette fin. Un cheval d’échecs assiste, la tête courbée, à cette mécanisation, cette fragmentarisation, cette indexicalisation de la fin.

La pratique duchampienne met en scène, avec allégresse toujours, le concept du corps essentiel, de sa mécanique, de ses fragments, de ses indices. Le désir pousse la vie vers la mort. Il y a de l’impuissance dans le regard du voyeur et dans la pulsion des Célibataires. Vivre la quatrième dimension n’est pas pour aujourd’hui. La Mariée s’esquive et la fusion n’est qu’un fantasme. Nous vivons la topologie de l’infra-mince, dans la rencontre avec l’Autre, dans la rencontre avec la mort. Ecart infra-mince il y aura toujours. L’art ne témoigne pas du désir ni de la mort, mais de l’écart infra-mince entre moi et l’Autre dans le désir, l’écart infra-mince entre la vie et la mort. La mort est la prothèse de la vie, c’est ce que nous laisse voir With my tongue in my cheek. L’art, de Duchamp, d’après Duchamp, s’installe dans l’infra-mince qui sépare Eros et Thanatos, s’installe dans l’infra-mince espace qui sépare la mort de la vie, toujours, quand-même.


13 - Voir D. Judovitz, op.cit. (voir note 2), 114-119, pour une interprétation psychanalytique de With my tongue in my cheek. Elle voit également une relation originale avec l’intérêt que Duchamp portait à la numismatique, interprétant With my tongue in my cheek comme une médaille "progressante" (185-194).