Indices fautifs et
prothèse agonistique
Lart de Marcel Duchamp, cest dire la sémio-érotique de
Rrose Sélavy, est indiciel. Aucun objet de la nébuleuse duchampienne nest
symbolique ni iconique. Duchamp exalte lenchaînement des différences infra-minces,
la métonymisation des concepts, la contiguité des matières. Tout dynamisme créateur
est placé sous le signe de lempreinte, de la trace, du moulage.
Méfiance de lallégorie, du symbolisme. Le signifiant ne signifie pas par
convention comme le langage "sérieux" et lart à message ou lart
expressif, mais il signifie par la chance des associations. Ainsi signifient cette série
ininterrompue de calembours duchampiens. Lart ne raconte rien, ne renvoie à rien,
il syntagmatise le convexe et le concave, le plein et le creux, la verge et la vulve selon
la topologie de linfra-mince. Rien de symbolique, par conséquent, aucun renvoi à
un signifié par un signifiant arbitraire. Rien diconique non plus
puisquaucune ontologie de référents ninvite à la mimèsis. Il
ny a rien à représenter à la noble manera et avec le buon gusto de
lArt-majuscule puisque lessentiel est readymade. Reste lindice.
Lart est lempreinte de la vie: sil y a distance entre art et vie,
elle ne peut être quinfra-mince. Comme Objet-dard est lindice de Feuille
de vigne femelle. Lart-minuscule de Duchamp est un champ dindices. Cest
sur le fonds du corps-corps que les fragments de chair essentiels
sindexicalisent réciproquement. Le geste artistique est une opération
dindexicalisation selon la topologie de linfra-mince, et je voudrais
illustrer, en guise de conclusion, trois stratégies duchampiennes
dindexicalisation: lappropriation, la coupure, la prothèse,
dans lordre dune dramatisation croissante puisque la prothèse chez Duchamp,
on le verra, pointe vers la mort.
On peut aller vite sur la stratégie dappropriation du
"readymade rectifié" quest L.H.O.O.Q. ("elle
a chaud au cul"), de 1919, date vers laquelle Freud démontrait lhomosexualité
de Leonardo. Profanation dadaiste ou pas, la Mona Lisa devient victime dune
appropriation. La transposition que Duchamp effectue fait transgresser le seuil de la
proximité infra-mince du féminin et du masculin: conjunctio oppositorum par
quelques traits de crayon, appropriation dune oeuvre dart parmi les plus
sublimes par un Duchamp qui, déjà à cette époque du Grand Verre, est saisi par
la topologie de linfra-mince. L.H.O.O.Q. illustre une transposition qui indexicalise
linfra-mince sexuel, par conséquent le corps essentiel.
Stratégie dindexicalisation plus dramatique, celle de la coupure.
Vingt Boîtes en valise de 1946 contiennent le Paysage
fautif , et huit autres cette constellation sans titre de poils
coupés. Coupure au sens litéral du terme: des poils de la tête, den
dessous des aisselles et des poils pubiens sont collés sur un rectangle de plastique.
Cette composition suggestive sert dindice du corps féminin. Paysage fautif est
un rectangle de toile noire, décolorée partiellement par les restes séchés de
sperme. Ce "paysage" étrange a pris de belles couleurs oxydées, et elle ne
représente pas une "faute" plus grave que celle dune masturbation dans le
jeu érotique. Coupure des poils, jet de sperme, autre stratégie dindexicalisation
pointant vers le corps essentiel.
Stratégie dindexicalisation sans doute culminante, celle de la prothèse
puisque linfra-mince règle ici maximalement la topologie signifiante. With my tongue in my cheek (1959) est une expression
idiomatique en anglais qui signifie que lon parle sans lintention dêtre
vraiment sincère. Lhumour, voire lironie, ne peut masquer le statut
agonistique de cet autoportrait. Autoportrait en effet dun homme de soixante-douze
ans, bas-relief fabriqué de plâtre sur papier avec dessin en crayon, monté sur du bois.
Plâtre encore de la prothèse comme le plâtre de la Feuille de vigne femelle, de
lObjet-dard et du Coin de chasteté. Duchamp met littéralement la
langue dans la joue et il la fait ainsi gonfler. Le plâtre est un moule qui remplit la
joue creuse du vieil homme et lui donne un relief exagéré. Il sagit bien dun
masque funéraire mais loeil ouvert - qui naurait pas pu être plâtré -
marque encore la vie bien que le regard soit fossilisé. Lapparence est mortuaire,
également dans labsence de couleur, marche vers la mort dun toujours vivant.
La prothèse en plâtre génère une double signifiance. Dune part, elle remplit
un manque, labsence de joue, labsence dun corps en vie, mais,
dautre part, par sa blancheur elle semble "manger" la vie en progressant
tentaculairement jusquà ce que toute la tête soit plâtrée, jusquà ce que
le masque funéraire soit complet. La prothèse préserve lillusion de vie à
travers limage de la mort. Par conséquent, est figuré ici le seuil de la
vie devant la mort, lempreinte de la mort dans la vie, le moulage
inexorable de la vie par la mort. Lécart vie-mort est infra-mince. On est en plein
dans la sémio-érotique duchampienne, sans doute dans sa culmination. La progression
agonistique gagne et la prothétisation se complète. Duchamp supervise une année avant
sa mort, au printemps 1967, lassemblage dun masque funéraire en bronze
soutenu par un bras implanté dans un fragment de son jeu déchecs favori. Le
sculpteur Alfred Wolkenberg avait moulé le visage et le bras droit de Duchamp à
cette fin. Un cheval déchecs assiste, la tête courbée, à cette mécanisation,
cette fragmentarisation, cette indexicalisation de la fin.
La pratique duchampienne met en scène, avec allégresse toujours, le
concept du corps essentiel, de sa mécanique, de ses fragments, de ses indices. Le
désir pousse la vie vers la mort. Il y a de limpuissance dans le regard du voyeur
et dans la pulsion des Célibataires. Vivre la quatrième dimension nest pas pour
aujourdhui. La Mariée sesquive et la fusion nest quun fantasme.
Nous vivons la topologie de linfra-mince, dans la rencontre avec lAutre, dans
la rencontre avec la mort. Ecart infra-mince il y aura toujours. Lart ne témoigne
pas du désir ni de la mort, mais de lécart infra-mince entre moi et lAutre
dans le désir, lécart infra-mince entre la vie et la mort. La mort est la
prothèse de la vie, cest ce que nous laisse voir With my tongue in my cheek.
Lart, de Duchamp, daprès Duchamp, sinstalle dans linfra-mince qui
sépare Eros et Thanatos, sinstalle dans linfra-mince espace qui
sépare la mort de la vie, toujours, quand-même.