Fragments de chair
essentiels
Il va sans dire que le corps duchampien ne doit rien au canon
esthétique classique, ce nest pas le corps de "la vie moderne" non plus,
comme chez Manet, il na rien dexistentiel, ce nest pas un corps vécu.
Cest bien plutôt le corps sur la table de dissection, sous loeil du
chirurgien, du gynécologue, toujours "sous loeil de", des témoins
oculaires dans le Grand Verre, du voyeur qui perce son regard libidinal à travers
les deux minuscules trous de la lourde porte qui rend la dame de Etant donné qui
se livre en peepshow, pour toujours intouchable. Etudions ces fragments de chair
essentiels. Déjà en 1910, le Portrait du Docteur Dumouchel,
grande réussite fauviste, inquiète par une particularité: des irisations entourent le
visage comme un nimbe entoure la tête dun saint, et surtout elles émanent de sa
main gauche aux doigts écartés comme si eux-mêmes étaient la source de ce rayonnement.
Le buisson, de 1911, comporte ce même phénomène de halo que lon va
dailleurs trouvé présent jusque dans La Mariée de 1968 que lon vient
de contempler. Duchamp déclarait: "Le halo autour de la main [du Docteur Dumouchel]
[...] est un signe de mes préoccupations subconscientes vers un métaréalisme". Si
lirisation mauve de la main de Demouchel est motivée par un geste anti-naturaliste
et par la défense dun art non rétinien, il est vrai que figuralement cette
irisation a comme effet la fragmentarisation du corps, lamputation, pour
ainsi dire, de la main. La focalisation de la main, à cause de cette irisation, provoque
la supposition dune coupure. De la main au pied, de 1910 à 1959, ce pied cette
fois-ci est réellement amputé et enfermé dans sa boîte de plastique. Cette
nature-morte horrifiante quest Torture-morte est
unee plante de pied, peu visible en général, à peine socialisable. Le pied signifie le
contact de lhomme avec la terre, aucun bonheur promis ici, rien que lappétit
de la vermine et la puanteur de la mort.
A la manière de Delvaux, collage de
1942, montre, dans un jeu spéculaire, des seins, fragment de la Mariée en chair
présente dans son absence. Ces seins, en effet, sont pris dans une lunette, seins
lunaires, sur le fond noir dune nuit planétaire, éclairés par un soleil frontal
tout rond. Et ce fragment de Mariée déploie même sa Voie Lactée, ce ruban plié: les
seins lunaires sont ainsi offerts en cadeau aux Célibataires. Cinq ans plus tard, Duchamp
fabrique plusieurs plâtres du sein - Maria Martins, femme de lambassadeur argentin
à New York et maîtresse de Duchamp, sert à cette époque de modèle pour Etant
donné et également pour ces plâtres de seins, Maria Martins qui, dans la panoplie
féminine peuplant la vie de Duchamp, a incarné sans aucun doute le plus parfaitement le
fantasme de la Mariée. La couverture du catalogue de lExposition Internationale
du Surréalisme de 1947 reprend Prière de toucher:
sur un fond noir, fabriqué en caoutchouc mousse, en trois dimensions et de grandeur
naturelle, coloré, ce fragment de corps exalte une poétique sexuelle qui nous mène tout
doucement vers lessentiel, la vulve de la Mariée.
Le même sein se retrouve sur le corps, amputé de sa tête et de ses
membres, dans une étude préliminaire de Etant donné, de
1948-49, étude intitulée Le gaz déclairage et la chute deau. La
Mariée est enfin intégralement dévoilée, non plus dans la quatrième dimension,
invisible et projetée dans le Grand Verre, mais dans les trois dimensions bien
réelles dune "installation" qui nen est pas vraiment une
puisquon ne peut la contempler dun seul point de vue, dans une seule
perspective, celle du voyeur. Lérotisme chez Duchamp est entêtant, cérébral,
obsessionnel. Etant donné sorganise tout entier
autour du sexe béant, rasé, glabre dune femme allongée comme daprès
lorgasme. Etant donné, il est vai, tourne en dérision Lorigine
du monde de Courbet et "cette perruque de blond sale" qui couvre le ventre
de la femme exposée dans ce tableau. Comparé à Lorigine du monde, Etant donné
ajoute la profondeur comme troisième dimension et offre un surcroît de visibilité:
la lumière est trop intense et la chair trop grenue. Dans une description de Jean Clair,
"Dans Etant donné, [le corps] apparaît comme une enveloppe sans intérieur,
une carcasse vide, un moule en creux, une coque sans chair, une pellicule, un
leurre". Un seule main est visible: elle brandit un Bec Auer incandescent et
phallique, seule présence mâle, ce gaz déclairage fécondant mais tenu loin du
sexe, non-rencontre encore tout comme au temps du Grand Verre, lampe tenue encore
pour illuminer maximalement lindéniable punctum.
Duchamp produit en 1950, en pleine période de préparation de Etant
donné, une sculpture en plâtre galvanisé. Feuille de vigne
femelle est moulé à partir dun sexe féminin réel, et la sculpture
sera photographiée pour la couverture de Le surréalisme, même 1 dAndré
Breton, en 1956. Cet objet est lempreinte dune aine féminine, un moule qui
sapplique sur les pudenda féminins comme ces feuilles de vigne jadis
appliquées sur les sexes dApollon. Objet-Dard -
le jeu homonymique est remarquable - est le contrepied de la Feuille de vigne femelle,
ou pas? En tout cas, cest une empreinte également, mais plutôt un moulage
quun moule. Objet-Dard nest sans doute pas une fantaisie phallique mais
un moule intime et profond de lorgane féminin, son relevé minutieux. Autre valve
Auvard, en conséquence. Duchamp insiste ainsi sur la réversibilité des organes femelle
et mâle. Objet-dard a effectivement une apparence phallique mais en fait il
sagit plutôt dune structure en doigt de gant retourné. Dailleurs, ce
tube pseudo-phallique sinfléchit curieusement et, comme dans la topologie de la
Bouteille de Klein que Duchamp connaissait très bien, "on peut prolonger cet
infléchissement en imagination jusquà le faire pénétrer dans
lespèce de racine dont il est issu". Lhermaphrodisme a toujours tenté
Duchamp, il suffit de penser à son jeu sur le travesti: Marcel Duchamp est Rrose
Sélavy, la verge est le moule de la vulve, topologie duchampienne abolissant la
différenciation sexuelle. Topologie des passages infinitésimaux, des différences infra-minces
- le terme infra-mince est chéri par Duchamp. Vulve et verge sont des identiques
à intervalle infra-mince, comme des jumeaux, comme deux gouttes deau.Contemplons un
instant le Couple de tabliers, de 1959. Banalité du readymade, deux gants de four
en carreaux tout rustiques, jumeaux mâle et femelle quand-même, dont la différence
existentiellement abyssale de couple devient topologiquement infra-mince puisque
poil pubien et verge sévaporent souplement dans lidentité égalitaire
dun gant de four.
Cest ainsi que, pour Duchamp, la topologie de linfra-mince
marque et génère lérotisme: lérotisme est la force identitaire de
la différence infra-mince. Linfra-mince est saisi par excellence par le moulage.
Feuille de vigne femelle (1950) et Objet-dard (1951), jumeaux sengendrant
réciproquement comme la Bouteille de Klein, sont unifiés dans un seul objet en 1954. Coin
de chasteté, en plâtre galvanisé et plastique dentaire, de 1954, illustre
excellemment comment un plein correspond à son creux. Coin de
chasteté ressemble plus à une dent pris dans la gencive quaux organes
génitaux. Et pourtant, le fantasme de la vagina dentata fonctionne symboliquement.
Il est vrai que Duchamp était particulièrement sceptique pour les interprétations
psychanalytiques de ses oeuvres, en ce lieu par exemple: langoisse mâle devant le
sexe féminin perçu comme une bouche dentée. Limplantation du moulage en plastique
dans la matrice consacre, pour Duchamp, linfra-mince, la contiguïté métonymique
du contenant et du contenu, du convexe et du concave, du plein et du creux. En conclusion
provisoire, la fragmentarisation du corps chez Duchamp a un double effet: la focalisation
sur les fragments essentiels - sein, vulve, verge - et la réduction de la
différence sexuelle à une topologie de linfra-mince, apologie de
lhermaphrodisme.
5 - Cette remarque superbe est faire par Jean Suquet, Marcel
Duchamp ou léblouissement de léclaboussure, Paris: LHarmattan,
1998, 77.
6 - Jean Clair, Duchamp et la photographie.
Essai sanalyse dun primat technique sur le développement dune oeuvre, Paris:
Ed. Du Chêne, 1977, développe lidée que Duchamp va ainsi à lencontre du
naturalisme, quil veut faire un "art non rétinien", et quil se
laisse inspiré à ce propos par les découvertes de la radiographie, par des études de
physique concernant la magnétisation et par les possibilités de la photographie (14-25).
7 - Thierry de Duve, dans Résonances du readymade. Duchamp entre
avant-garde et tradition, Nîmes: Chambon, 1989 est parmi ceux qui estiment que
Etant donné constitue plutôt une régression dans loeuvre de Duchamp. Dans
le Grand Verre, "Duchamp imagine la rencontre de lobjet et du public à
la manière de cette rencontre manquée, manquée du moins pour les célibataires
enchaînés dans les trois dimensions de lespace, mais qui réussirait si le saut
dans la quatrième dimension était possible" (33), mais Etant donné nouvre
même plus cette possibilité de la quatrième dimension: le regardeur y est confronté
bilatéralement et en solipsiste avec lobjet réel à trois dimensions, et pourtant
"lart a lieu dans la quatrième dimension où lépanouissement
horizontal volontaire de la mariée va à la rencontre de lépanouissement
vertical de la mise à nu par ses célibataires et produit lépanouissement
vertical par conciliation" (39). Epanouissement et quatrième dimension sont
intrinsèquement liés. Jean-François Lyotard, dans Les transformateurs Duchamp, Paris:
Galilée, 1977, cite à ce propos Duchamp lui-même, dans un entretien avec Arturo
Schwartz, et il commente ainsi: "... Monsieur Marcel se travestit en Mlle Rrose et
travaille les coupures. Passant outre à limportance donnée à la
différence des sexes, et donc à leur réconciliation, il va au-delà, beyond sex. Le
sexe nest pas la quatrième dimension. Il est tridimensionnel aussi bien que
quadridimensionnel. On peut certes exprimer un par-delà le sexe en le transférant dans
une quatrième dimension. Mais la quatrième dimension nest pas le sexe en tant que
tel. Le sexe nest quun attribut, il peut être transféré dans une quatrième
dimension, mais il ne constitue pas la définition ou le statut de la quatrième
dimension. Le sexe est le sexe. Le sexe, le premier, le deuxième, le troisième,
etc., est un produit didentification, une fiche de la police des désirs: ce que la costruzione
leggitima fait des espaces passionnels" (94-95).
8 - Jean Clair, "Sexe et topologie" dans Marcel
Duchamp, labécédaire, Paris: Centre National dArt et de Culture Georges
Pompidou, 1977, 55. Voir également D. Judovitz, op.cit., 202-219, pour une
interprétation consistante de la Mariée de Etant donné.
9 - Jean-François Lyotard, op.cit. (note 7), donne
la description suivante du punctum: "La vulve quon ne peut manquer de
remarquer, on ne voit que ça, est déjouillée de toute fourrure(alors que les aisselles
sont garnies, ce nest pas une enfant), les cuisses sont écartelées, les grandes
lèvres en érection sont ouvertes, elles laissent apercevoir non seulement les petites
lèvres tumescentes, mais lorifice béant du vagin et même les bulbes vestibulaires
gonflés, autour de la commissure inférieure. La vulve élève la vue? Ou: la vulvée
lève la vue? "(143).
10 - Arturo Schwartz, dans The Complete Works of Marcel
Duchamp, Vol. I, New York: Delano Greenidge, 1997, 228-229, soutient le premier point
de vue, comme dailleurs la plupart des critiques duchampiens, tandis que Jean Clair,
"art.cit." (voir le note 5), 56-59 soutient le second point de vue. Je penche
plutôt vers linterprétation de Jean Clair.
11 - Jean Clair, "art.cit.", 56.
12 - Jean Clair cite, dans Duchamp et la photographie, Paris:
Editions du Chêne, 1977, un entretien de Duchamp avec Denis de Rougemont en 1945 où il
précise cette notion dinfra-mince: "[Cest quelque chose] qui
échappe à nos définitions scientifiques. Jai pris à dessein le mot mince qui
est un mot humain, affectif, et non pas une mesure précise de laboratoire. Le bruit ou la
musique que fait un pantalon de velours côtelé comme celui-ci, quand on bouge, relève
de linfra-mince. Le creux dans le papier, entre le recto et le verso dune
feuille mince... A étudier! ... Cest une catégorie qui ma beaucoup occupé
depuis dix ans" (96). Et Jean Clair de commenter: "Linfra-mince serait
ainsi le degré qualitatif où le même se transforme en son contraire, sans quon
puisse exactement décider qui est encore le même et qui est déjà lautre.
Dun point de vue purement géométrique, on pourrait dire que cest la notion
qui fait intervenir le passage à la limite. [...] Mais du point de vue plus
sensible, plus intuitif, on pourrait dire que linfra-mince est a lisière infiniment
mince qui définit un seuil: seuil daudition, seuil de vision, seuil
dodorat, tout ce qui ressortit au plus aiguisé de la sensation. La touche
imperceptible, infinitésimale que le sculpteur - un Brancusi, par exemple - donne à une
courbe pour obtenr leffet désiré relève de linfra-mince. Aussi bien Duchamp
définit-il encore linfra-mince comme la différence entre le creux dun moule
et le plein du moulage correspondant" (98).
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