Lérotisme de
précision de la machine
Duchamp vit à partir de 1912 le fantasme de la "grande
machine". Le "cubisme viscéral" reste encore pour deux ans la
contrainte lui permettant de focaliser la thématique qui saccomplira ensuite dans
le Grand Verre. Je me limite à la Mariée et son érotisme mécanique de
précision. La Vierge dabord, esquisse
préliminaire pour le Grand Verre, ne représente plus lérotisme de la
nudité, comme la Nue descendant lescalier, mais elle connote par son titre même un
univers sexuel. La Femme Artificielle sinstalle, dans sa féminité, dans son
artificialité. Elle passe ensuite de létat de Vierge à
létat de Mariée. Le "tubisme" de Léger est influent. Biologique,
gynécologique, le corps de femme devient un amalgame délements mécaniques et de
surfaces abstraites, en mouvement vers la droite, donc "en passage". Passage,
comme route anatomique dune vierge vers une mariée, passage initiatique, mystique,
vers la féminité accomplie. On aboutit ainsi à la figuration de la Mariée, toujours de 1912, qui sinstallera deux ans plus tard
et définitivement dans le Grand Verre.Cette Mariée est moins baroque, plus
schématique, plus compacte que la Vierge qui nétait qu"en
passage". Le désir dhomme, le regard voyeuriste est invité par Duchamp de
disséquer avec une précision diagrammatique la machine cadavérique de la Femme et il y
découvre ses secrets intimes, des organes viscéraux reliés par des tubes, trompes et
cylindres. Larchétype mystique de la Féminité, lAutre objectivé du regard
masculin, nest rien quun moteur alchimique. La Mariée du Grand Verre est laboutissement par schématisation, par
épuration, rien que les organes essentiels pour le fonctionnement essentiel, celui
daimer pour mourir.
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même raconte le voyage
du gaz déclairage, voyage à tâtons tout au long des artères de cette
machine à faire lamour. Jaillissement des liquides gazeux, transportés, retardés,
accélérés par le Moulin à Eau, par la Broyeuse de Chocolat, éparpillés par les
Grands Ciseaux, recueillis par le Baratte-ventilateur. Quelle impuissance dans le passage
vers le domaine de la Mariée. Le contact avec lAutre nest pas de tact mais de
regard. La flèche lestée du voyage du gaz déclairage se heurte aux Tableaux
doculiste, et il ne reste que la Lentille de Kodak pour contempler le désir
de la Mariée. Comme les Célibataires, la Mariée elle aussi est tout épanouissement. Sa
mécanique complexe est solidement tenue en équilibre par la Guêpe et la Girouette, en
bas, et elle produit par amour, comme une mère le lait amer de son sein, la Voix Lactée
Chair, nébuleuse désireuse, généreuse, langage de la Mariée qui ne sera pas écouté,
appel pour que le gaz déclairage touche et provoque lorgasme
vaporisant, explose dans la découverte de la quatrième dimension. Duchamp croyait à
cette quatrième dimension, cet espace supérieur transcendant lennui des illusions
de la perception sensorielle, espace de lépanouissement des corps. Mais avant tout,
Duchamp se référait à son Grand Verre comme à "cette grande
saloperie", cette métaphore erotico-mécanique, cette iconologie sans honte de
lamour, cette spéculation a-sentimentale du passage de la Vierge à la Mariée, de
lopération voulue mais non réussie de dépuçelage.
Scrutons un instant la figure de la Femme Artificielle. Son organe
principal est le Pendu femelle rattaché en bas par la guêpe ou le cylindre-sexe
et par la girouette. Allongée, nue - dénudée par linsistance des regards
des célibataires - la Mariée est un petit moteur autonome dont les besoins sont
alimentés par son propre parfum damour - essence damour -, par les
étincelles de son magnéto-désir. Ce parfum, ces étincelles sont produites dans la
Guêpe et transporté dans le Pendu Femelle, beaucoup plus mobile que la partie
correspondante du tableau de 1912 - il semble même que le Pendu Femelle, rien que
légèrement attaché, peut tourner en rond sous la pression de lessence
damour. Tête et corps sont visibles, tout comme dans le tableau de 1912, avec cette
différence que le Pendu Femelle commande la machine qui "crache" la Voie
lactée.
Le dépositaire sémantique de ce programme iconographique est vaste et
ouvert, et maints interprétants peuvent être construits en toute compatibilité.
Phénoménologiquement, la Mariée nest pas séduisante, et passablement absurde.
Elle reste une inconnue, une hiéroglyphe à déchiffer. Est-ce un fossile, le squelette
dun oiseau? Forme humaine quand-même puisquelle est suspendue par un anneau -
anneau nuptial, pourrait-on se demander - à un crochet, seule figuration réaliste dans
le domaine de la Mariée? Insecte - excellente métaphore de linexorabilité de la
pulsion sexuelle -, pantin, marionnette, pendue bien vivante puisque inspirée par le
souffle gazeux que son cylindre-sexe génère, et quelle transmettra par des
pulsations jouissantes à la Voie Lactée Chair. Beauté impersonnelle et pale de déesse
lunaire autoritaire, sorte de Salammbô, dHérodiade, de Salomé, sorte de cygne
mallarméen dans Le Vierge, le vivace et le bel aujourdhui, digne et lucide,
sachant que son désir évaporisant cache mal sa frigidité.
Structuralement, le domaine de la Mariée est plus confus, plus diffus
que celui des célibataires. Plus de lignes obliques, plus de courbes, le domaine
de la Mariée est plus biologique que géométrique, plus organique sans doute que
mécanique. André Breton, dans Phare de la Mariée, lénonce ainsi: "La
Mariée à sa base est un moteur. Mais avant dêtre un moteur qui transmet sa
puissance-timide elle est cette puissance-timide même. Cette puissance timide est une
sorte dautomobiline, essence damour, qui, distribuée aux cylindres
bien-faibles, à la portée des étincelles de sa vie constante, sert à
lépanouissement de cette vierge arrivée au terme de son désir". Par
conséquent, la puissance-timide est vitale et biologique avant de se transposer
dans le mécanique. Le déshabillement de la Mariée dénude jusquau corps interne
et nous dévoile les contractions viscérales des organes. La Boîte verte confirme
lintérêt de Duchamp pour les machines, machines à vapeur, machines à
fermentation, machines électriques, machines optiques également. Vapeur, fermentation,
étincelles électriques, projection optique, en effet, guident, dans le Grand Verre, le
voyage du gaz déclairage. Mais Duchamp est autant fasciné par la dissection
anatomique et la radiographie des organes internes - il prétend que la radiographie de
deux corps pendant la copulation procure une photo instantanée de la quatrième
dimension....
Duchamp feuilletait souvent les catalogues dinstruments
médicaux, surtout des instruments gynécologiques, et il est certain quil a
médité sur la valve Auvard, présentée dans le catalogue
Hartmann de 1911, instrument qui, en sinsérant dans lutérus, réalise le
plus grand degré de proximité avec lessentiel. Réconciliation, par conséquent,
du mécanique et du biologique, glissement métonymique étourdissant du contenu vers le
contenant. Ne réprimons pas en cet instant cette découverte innommable. Le Pendu Femelle
est une valve Auvard, et la figuration duchampienne de la Femme Artificielle est
ainsi linterface du biologique contenant et du mécanique contenu, interface de
lutérus moulant la valve Auvard. Le dessin que Duchamp réalise en février 1968, quelques mois avant sa mort, nous montre sa
dernière Mariée, enveloppée dans son halo fantasmatique, ce Pendu Femelle tout en chair
cette fois. Continuité figurative dune consistance étonnante: de la valve Auvard
à la Pendu Femelle, de la Pendu Femelle à la Mariée quil amène avec lui dans la
mort, la cohérence est passablement insupportable...
Le récit du Voyage du Gaz dEclairage met en scène une fabuleuse
tragédie naturelle mais une tragédie qui devrait nous inciter à lallégresse, non
aux pleurs. Duchamp, comme le voulait Nietzsche, dit OUI à la vie. EpanOUIssement,
éblOUIssement, jOUIssance, au coeur de ces trois mots typiquement duchampiens, il y a
le mot de la fin: OUI. Ni pessimiste, ni optimiste, la mise en scène du Grand Verre nous
confronte avec le rite de lamour, le besoin dépanouissement des Célibataires
et de la Mariée, le besoin de décharge de la semence, ce "gaz
déclairage", en bas du Grand Verre, le besoin
dévaporation, de la lactification généreuse, en haut, semence et lait, liquides
sacrifiés dans le rite de lamour, sacrifiés en vain peut-être, et pourtant pas,
utile quand-même quand il faut apprendre à mourir tous les jours de sa vie.